CHAPITRE II

 

 

 

Ils étaient huit, et Niels-le-long était un de ceux-là. Les autres s’appelaient Nolo-le-fou, Adou, Loss-tête-de-chien, Varack-qui-chante, Som, Lisur-quatre-doigts et Tolek-premier-fils.

Ils étaient huit, cette année-là, et ce n’était pas beaucoup.

On avait vu certaines fois, dans le village, des troupes de vingt ou même trente jeunes gens partir pour le Voyage-qui-en-ferait-des-hommes. Les vieillards, qui demeureraient au village jusqu’à leur mort, parlaient souvent de ce temps-là. Et pas seulement les vieillards, car, finalement, ce temps-là n’était pas très éloigné. Niels lui-même se souvenait ; il n’était qu’un enfant, alors, mal assuré sur ses jambes et la langue encore liée. Mais il se souvenait des départs du printemps et revoyait les bandes de jeunes gens mâles, fiers, arrogants, tenant haut leurs arcs de corne et leurs lances aux fers immenses. Il les revoyait quitter le village, s’en aller pour ne jamais revenir. Alors, il les enviait. Il en avait toujours le souvenir.

C’était son tour, à présent. Lui aussi se pavanait devant les petits enfants, dans son manteau de peau de loup, les bras chargés de bracelets de fer et d’or, sa chevelure de jais tressée en une longue et lourde natte tombant d’un côté de sa tête, très bas sur sa poitrine nue. C’était son tour.

Comme le veut la loi dans les villages des Hommes, Niels-le-long et ses sept compagnons allaient partir. Ils s’en iraient, par les chemins tracés et par d’autres passages qu’ils seraient les premiers à creuser, au travers des forêts, plus loin que les hautes montagnes rousses. Ou bien piquant droit vers le pays sans limites des déserts, vers le soleil levant, ou encore vers le nord, face aux vents froids qui apportent l’hiver.

Ils partaient. Ils n’étaient pas encore tout à fait des hommes vrais et, si la barbe couvrait déjà leurs joues, elle avait la douceur de ces mousses fragiles qui recouvrent en tapis les sous-bois.

Au bout de ce Voyage, ils seraient des hommes. C’était ainsi depuis toujours, et c’était la première loi de la vie.

 

Les dernières neiges de l’hiver fané étaient maintenant fondues et, sous l’herbe brûlée des prairies, les nouvelles pousses, déjà, étaient en train de naître. Essoufflés, fatigués, les grands vents qui portent le froid s’étaient tus : il n’en restait, parfois, qu’un maigre murmure épuisé courant dans les branches encore nues des forêts, comme un mourant désespéré qui se traîne et trébuche.

La neige était encore là, pourtant, mais bien plus haut, tout là-haut, lardant d’une bave gelée les crevasses rocailleuses de la montagne. De temps à autre, également, les sommets déchirés disparaissaient pour quelques heures dans les caresses glauques d’une averse bien grise, mais ces sursauts de folie étaient rapidement suivis d’une grande vague de soleil et les nuages déchirés, éclatés, devenaient lambeaux d’écume et d’argent qu’un invisible courant charriait dans l’immense mer bleue.

C’était ainsi, au temps du renouveau. Ainsi, entre les grimaces blêmes de la Mort vaincue et la chaleur dorée de la Vie ressuscitée.

Depuis trois jours et trois nuits, ceux qui étaient presque des hommes se préparaient au départ. Ils s’étaient enfermés dans la maison des sages, au centre du village, pour écouter parler les hommes âgés. Et les hommes âgés leur avaient parlé du Voyage, de ce Voyage qu’ils avaient accompli, eux, pour devenir des hommes. Ils avaient parlé de la loi, dictée par la voix du Grand Sage. Ils avaient raconté les dangers du Voyage. Ils n’avaient pas cessé de parler, se relayant les uns les autres. Et ceux qui étaient presque des hommes avaient écouté sagement, comme le veut la coutume.

Niels-le-long avait écouté. Comme tous. Depuis sa tendre enfance – depuis ce temps où il avait été en âge de comprendre – Niels connaissait les lois et les légendes. Mais il avait néanmoins écouté les hommes âgés avec attention, comme si ce qu’ils disaient était nouveau pour lui.

Pendant trois jours et trois nuits, comme tous, Niels avait fait un effort pour purifier son esprit et préparer son corps aux épreuves du Voyage. Il avait fumé les fleurs rouges de la « plante qui rit », bu de l’eau claire et mangé uniquement les viandes crues des gibiers consacrés.

Et c’était maintenant le matin. Le dernier matin qu’il vivait dans ce clan de la Porte de la Montagne ; le dernier matin au bout de la troisième nuit.

C’était aussi le premier matin du Voyage.

Il leur restait à rassembler leurs armes et nouer dans une peau de cerf ce bagage qu’ils emporteraient. Il leur restait la moitié de ce jour-là pour dire adieu à ceux du village, à la mère et au père, aux sœurs qui resteraient là à jamais en attendant qu’un homme venu d’ailleurs, soit du désert, soit des hautes montagnes, vienne en faire des femmes. Dire adieu aux frères qui s’en iraient un jour, eux aussi, et aux différentes mères de ces frères, ainsi qu’à leurs différents pères comme ça pouvait être le cas.

Ils avaient devant eux cette demi-journée, et c’était peut-être très long, peut-être très court.

Pour Niels, ce serait long et court à la fois. Il le savait.

Avec tous, il sortit de la maison des sages dans les premiers rayons d’un soleil encore frais. Tous les gens du village étaient là, descendus des maisons dans les arbres. Les femmes et les vieillards, les enfants et les hommes, et puis aussi celles qui étaient presque des femmes.

Ils étaient là, ils attendaient. Les familles se groupèrent autour de ceux qui étaient presque des hommes et ils furent entraînés, chacun dans sa maison.

Folog-comme-un-arbre était le véritable père de Niels, et c’est pourquoi le jeune homme gravit l’échelle de corde juste derrière lui. Ensuite venaient Lelit, sa vraie mère, et puis Mig-qui-nage-loin, son premier demi-père qui avait fait un second enfant à Lelit, et puis Mahie, sa première demi-mère à qui Folog avait fait une fille. Venait Looth, son jeune frère. Irilia-qui-sourit n’était pas là. Elle était sœur de Niels, puisque enfantée par Folog et Mahie.

Et Niels savait qu’elle ne serait pas là…

Dans la maison de troncs accrochée dans les fourches maîtresses du grand arbre, Niels, sans un mot, rassembla ses affaires. Il prit l’arc de corne et le carquois bourré de flèches dures. Il prit le couteau d’acier qui avait été celui de Folog, ainsi que le briquet. (Folog disait que celui-ci venait du grand-père de son père : plus loin dans sa mémoire, il ne savait plus ; les Dieux de l’Autre Ciel avaient peut-être façonné eux-mêmes cet objet.) Il prit la hache à long manche.

Il retira son manteau, enfila une chemise de fine peau, puis il remit le manteau. Il boucla autour de sa taille le large ceinturon de cuir clouté dans lequel il glissa la hache et le couteau et accrocha son carquois. Il mit autour de son cou le sac qui contenait son tabac et sa pipe, le briquet et des choses-qui-attirent-la-chance (car les Esprits qui veillent ont soufflé sur ces choses et Niels avait eu la bonne idée de les ramasser ; ces choses allaient l’aider dans le Voyage. Elles pouvaient éloigner les bêtes fauves, dévier les flèches des bandes de Malheureux, lui accorder le soutien des Fils des Dieux. Elles pouvaient surtout lui montrer la route qui le mènerait vers un autre clan, dans lequel il pourrait devenir un homme vrai).

Les membres de sa famille le regardèrent sans dire un mot. Il n’en dit pas davantage. Il savait que Lelit, sa vraie mère, avait les yeux emplis de larmes et il ne voulait pas la regarder franchement. Elle faisait certainement un grand effort pour paraître fière et heureuse, car elle savait qu’une attitude néfaste pouvait porter malchance à celui qui partait.

Lorsqu’il eut tout rassemblé, roulé la peau d’ours noir en un ballot serré, à court de gestes pour occuper l’espace et le silence, Niels planta son regard dans celui de son père Folog.

Folog était celui qui lui avait donné la vie. Le premier qui lui avait parlé des lois de la vie, raconté les légendes qui sont, dit-on, ce que vécurent les Dieux sur Terre. Le premier qui lui avait expliqué que la Lune n’était pas, comme on pourrait le croire, un soleil pour la nuit, mais une porte ouverte sur l’Autre Ciel où le jour est éternel.

Folog avait guidé ses pas. Il lui avait appris à lire dans la neige, ou sur la terre, les traces des animaux qui se chassent et se mangent ; il lui avait enseigné le tir à l’arc ainsi que le maniement du couteau. Il lui avait dit comment bâtir une maison, comment construire un feu sous la pluie, comment dormir dans une tempête de neige sans y laisser sa vie, comment lire dans les nuages ou le vol des oiseaux, les saisons du soleil et celles des froidures, les orages ou les tempêtes de sable.

Folog était celui qui l’avait fait tel qu’il était aujourd’hui. Et, de tout temps, Folog avait su que, au terme de cet enseignement, Niels-le-long s’en irait. Il n’attendait bien sûr aucun remerciement. La seule chose à laquelle il aspirait, son seul espoir était que, grâce à son enseignement, Niels-le-long arrive vainqueur au bout du Voyage. Simplement.

Un long instant, Niels-le-long soutint le regard du père, et tout ce que celui-ci aurait encore pu lui dire et lui donner de conseils, de recommandations, de souhaits de bonne chance, tout passa dans les yeux gris aux paupières fripées.

Niels sourit. Sur les lèvres de Folog, que recouvrait la barbe embroussaillée, le même sourire flotta. L’homme fit un pas au-devant du fils et il leva les bras, posa ses mains sur ses épaules, dans la fourrure rugueuse du manteau de peaux de loups.

Folog dit :

— Tu es mon premier fils et je te dis : maintenant, pars. Quitte-nous et pardonne les pauvres choses que je t’ai enseignées. Ces choses-là, mon père me les avait enseignées pareillement, avant que je quitte le village de la Deuxième Grande Eau. Elles m’ont été utiles et, grâce à elles, j’ai traversé les déserts sans avoir à me battre avec les fils des Dieux. Mon Voyage a été long et pénible, au temps où j’avais cet âge qui est le tien aujourd’hui. Mais je suis arrivé au bout et je suis entré dans ce village où j’ai passé ma vie. Je suis devenu un homme du clan de la Porte de la Montagne. Que ce pauvre enseignement que je t’ai transmis te soit aussi utile et profitable, mon fils. Accomplis ton Voyage, comme c’est la loi pour vivre, et sois vainqueur. Trouve le clan de la Montagne Trouée, ou celui du Lac dans la Montagne, ou encore le clan de la Rivière, ou de la Plaine. Ou bien d’autres que nul ne connaît. Marche et trouve un clan. Alors, tu seras homme véritable et tu donneras la vie. A tes fils, tu diras ce que tu sais, comme je t’ai dit ce que je savais ; et tu leur diras davantage que ce que je savais, car ton Voyage sera aussi une moisson de richesses.

Les mains noueuses pressèrent rapidement les épaules du jeune homme.

— Va-t’en, mon premier fils.

— Ton enseignement était riche, mon premier vrai père, dit Niels. J’en suis riche et ce Voyage sera pour moi une victoire, grâce à tes bonnes paroles. Qui sait, un jour, si le clan qui deviendra mien chasse dans ces terres d’ici… peut-être reverras-tu ton premier fils, alors devenu un homme véritable ! Peut-être reverrai-je mon premier père véritable !

— Si c’est la volonté des Dieux, dit Folog. Mais n’y songe pas, cependant. Ces choses-là n’arrivent pas et la Terre est assez vaste pour qu’un clan ne chasse pas dans les forêts d’un autre clan. Cette façon-là de vivre est bonne pour les Malheureux. Pars, maintenant.

Niels acquiesça, se tourna vers Lelit, sa véritable mère, comprit que, s’il tardait trop, la pauvre femme serait incapable de retenir longtemps ses larmes.

— Adieu, ma mère, dit Niels. Merci pour la vie que tu m’as donnée et que, un jour prochain, je transmettrai au ventre d’une épouse, afin que la race des hommes continue.

— Va, dit Lelit d’une voix qui tremblait. L’esprit des Grands Sages te garde.

Elle eut un geste, comme une sorte d’élan esquissé, mais déjà Niels s’était détourné.

Il salua Mig-qui-nage-loin ainsi que Mahie. Il salua Looth. Il prit ses armes et son ballot de peau. Devant Mahie, il s’arrêta, dit :

— Irilia n’est pas là ?

Il voyait bien, pourtant, qu’Irilia n’était pas là. Mahie baissa les yeux et Niels dit encore :

— Elle est ta fille et également la fille de Folog, mon vrai père. Elle est ma sœur et…

— Est-ce bien raisonnable ? demanda Folog.

Niels regardait Mahie. Il dit :

— Je ne peux la laisser sans un mot. J’aimerais emporter son sourire avec moi.

— Elle a préféré n’être pas là, dit Mahie à voix basse. Elle le disait. Tu le sais.

— Je le sais. Mais je me suis préparé, pendant trois jours et trois nuits. J’ai aussi pensé à Irilia. En fumant les fleurs rouges de l’herbe qui rit, j’ai su que je devais parler à ma sœur.

Mahie leva les yeux, échangea un regard rapide avec Folog, puis avec Mig. Enfin, dans un souffle, elle dit :

— Tu dois savoir où elle se trouve, si c’est ce que tu veux.

Niels acquiesça :

— C’est ce que je veux.

Il ramassa la peau d’ours roulée et ses armes, quitta la maison sans se retourner et se laissa glisser rapidement au long de l’échelle de corde.

 

*

* *

 

Comme il l’avait supposé, elle était bien assise sur ce tronc d’arbre abattu, qui tant et tant de fois leur avait servi de banc. Elle ne pouvait se trouver ailleurs et il le savait. Elle était là et ne bougeait pas.

Niels s’immobilisa. C’était comme une boule chaude qui montait en lui et nouait sa gorge. Il demeura où il se trouvait, sans bouger, et, pendant un grand moment, ne fit rien d’autre que contempler la jeune fille. Il regardait son corps souple moulé dans la tunique de peau, la ligne de son cou ployé, ses longs cheveux si noirs et brillants. D’où il se trouvait, il ne pouvait distinguer son visage, mais il devinait les traits fins et délicats, la moue sévère des lèvres pleines…

Etait-ce vraiment raisonnable, ce dernier adieu ? Il sut que, s’il se mettait à réfléchir de la sorte, il saurait facilement se convaincre, au nom des lois ancestrales. Alors, pour éviter ce piège de raison qui le ferait repartir comme il était venu, il marcha vers Irilia.

Le bruit des branches froissées la fit sursauter. Une expression stupéfaite se peignit sur son visage pâle et elle eut un mouvement de tout le corps, comme si dans la seconde elle allait se lever et s’enfuir. Mais elle n’en fit rien et le geste, ainsi que, peut-être, l’intention, avortèrent.

Niels s’approcha lentement de la jeune fille. Lorsqu’il ne fut séparé d’elle que d’un pas, il s’arrêta, laissa glisser au sol son ballot de peau et ses armes.

Et, longuement, Irilia-qui-sourit fit peser son regard sur ces armes, comme si la seule force de ses grands yeux noirs pouvait les faire disparaître. Lorsqu’elle releva le front, pour regarder franchement Niels, son visage avait retrouvé un certain calme.

— Je vais partir, dit Niels. Et je voulais te voir encore une fois.

— Moi, dit Irilia, je ne voulais pas.

Elle eut un pauvre et rapide sourire, un hochement de la tête.

— Je ne voulais pas… Et puis, voilà… je suis heureuse que tu sois venu.

Niels s’agenouilla. Il aurait voulu lui prendre une main, ou bien la serrer dans ses bras, mais il savait trop bien que, agissant de la sorte, l’adieu n’en serait que plus difficile. Alors, il ne fit rien. Il était simplement là, à genoux.

Irilia eut un autre sourire et, vraiment, Niels ne s’attendait pas à ce grand calme ; il en était heureux, bien sûr, et en même temps cela faisait presque mal.

— J’aime quand tu souris, dit-il. J’emporterai cette image avec moi. Ce sera une bonne chose, pour ce Voyage.

Elle acquiesça tout en se mordillant le coin d’une lèvre. D’un mouvement sec de la tête, elle rejeta ses cheveux en arrière.

— Je t’aime, dit-elle. Je veux que cette épreuve du Voyage soit pour toi une victoire.

— Ce sera une victoire, dit Niels.

Il avait envie de parler. Ce n’était certainement pas nécessaire mais, pourtant, le besoin gonfla dans sa gorge et lui noya le cœur. Il dit :

— Je t’aime, Irilia, et tu le sais. Mais tu es ma sœur. Folog est ton père, et Folog est mon père. Tu es fille de ce clan de la Porte de la Montagne, et tu sais que la loi…

— Qui a décidé des lois ? lança-t-elle.

Son regard avait flambé, l’espace d’une fraction de seconde.

— Les ancêtres ont créé ces lois, dit Niels. Elles garantissent la vie des hommes et nous mettent à l’abri des malheurs. Pour n’avoir pas respecté ces lois, regarde ce que sont devenus les Malheureux. Ils vivent en bandes d’errants, comme les loups ! Ils dorment avec leurs femmes ou leurs filles, et leurs enfants, mâles et femelles, dorment entre eux. Mais ils sont monstrueux, beaucoup d’entre eux marchent à quatre pattes et n’ont pas de langage…

— Je sais tout cela, dit Irilia.

— Ecoute, dit Niels. C’est la loi… C’est ainsi. Depuis toujours, la loi dicte la sagesse, et c’est ainsi que les jeunes hommes d’un clan doivent le quitter à un moment et s’en aller dans un autre clan pour y mettre la vie dans le ventre des femmes qui ne sont ni leurs mères ni leurs sœurs. C’est la première loi et elle est très ancienne. Elle fut créée par les premiers hommes qui vécurent sur terre, après le départ des Dieux pour l’Autre Ciel.

Irilia eut encore un de ses sourires tristes, apparemment résignés. Elle dit :

— Et moi, je t’aime. J’aime Niels-le-long qui s’en va pour ne jamais revenir. Qui s’en va pour connaître des femmes d’un autre clan, avec lesquelles il se couchera. Et moi, je voulais que tu te couches avec moi. Je voulais vivre avec toi, et puis vieillir dans tes caresses.

— Ne parle pas ainsi, dit Niels. Je dois partir et ce n’est pas facile… Un jour, des hommes viendront, ici, comme il en vient parfois. Ces hommes-là auront eux aussi accompli leur Voyage ; ils viendront d’un autre clan, pour se fixer dans celui-ci. Il y en aura un qui te choisira. Celui-là fera de toi une femme, Irilia, et tu l’aimeras. Et tu seras heureuse.

— Je serai heureuse… Je ferai des enfants à cet homme inconnu et, si je donne naissance à un fils, mon fils lui aussi partira, lorsqu’il sera presque un homme. Il partira comme tu pars aujourd’hui, Niels. Est-ce que c’est une loi juste, Niels ? Est-ce que les femmes sont condamnées à voir toujours partir ceux qu’elles aiment ?

Niels baissa le front. Maintes et maintes fois, déjà, ils avaient parlé de cette loi. Maintes et maintes fois…

— C’est la loi qui protège la vie, dit-il. Sans elle, nous serions comme des Malheureux.

— Mais, sans elle, Niels, je pourrais t’aimer toute la vie. Et tu serais celui qui fera de moi une femme.

— Mais nos enfants seraient touchés par le malheur !

— Qui le dit ? Qui l’a vu ? Peut-être les Malheureux ont-ils commis d’autres crimes envers les fils des Dieux ? Qui sait ? Peut-être qu’ils… ?

— Irilia…, pria Niels.

Elle se tut, hocha la tête. La coloration rouge qui marquait ses pommettes s’estompa doucement.

— Pardon, dit-elle. Je ne voudrais pas te donner la malchance pour ton Voyage… Alors, dis-moi avec qui tu marcheras. Dis-moi dans quelle direction.

Niels hésita pendant quelques secondes. Mais, soulagé de voir qu’Irilia avait recouvré son calme, il dit :

— Je pars avec Adou, Tolek-premier-fils et Som. Peut-être chercherons-nous à atteindre le clan de la Montagne Trouée qui est, dit-on, celui qui se situe le plus près. Nous marcherons d’abord vers le soleil couchant et puis nous prendrons les vallées, suivant cette direction qui n’est pas tout à fait celle du nord, ni tout à fait celle du soleil couchant. Voilà quel sera notre Voyage.

Irilia acquiesça lentement. Puis elle sourit encore, mais ses yeux étaient brillants de larmes.

— C’est bien, dit-elle. Et tu penses que ce Voyage sera long ?

— Je ne sais pas. Nul ne peut le dire. Si la route est facile, si nous n’avons pas à nous battre… Je ne sais pas, en vérité. A présent…

— Il faut que tu partes, n’est-ce pas ?

— C’est vrai, dit Niels. Il le faut. Je ne voulais pas partir sans… Je suis content de t’avoir vue, Irilia. Et je…

Il ne devait jamais savoir s’il avait fait le geste le premier, ou bien si c’était elle. Mais ils furent dans les bras l’un de l’autre et le corps d’Irilia était chaud, était souple. Et son haleine avait le goût du miel sauvage qu’elle buvait chaque matin, et ses lèvres brûlaient, sous les lèvres de Niels.

Puis il se dégagea des bras de la jeune fille et le fit presque brutalement. Il ne voulait plus attendre davantage, car chaque seconde écoulée alourdissait un peu plus le piège. Il vit les larmes couler sur les joues d’Irilia. La boule dans sa gorge était un véritable nœud tordu, à deux doigts de craquer.

Sans ajouter un mot, il ramassa le rouleau de peau et ses armes, tourna les talons et s’enfuit.

Elle demeura longtemps là où elle se trouvait. Sans bouger. Ses yeux embués de larmes fixaient toujours sans le voir cet endroit dans les taillis où Niels avait disparu.

 

Il retrouva les autres devant la maison des sages, au centre du village. Adou, Som et Tolek. Ils étaient seuls et ils attendaient. Les gens des familles étaient devant leurs maisons dans les arbres.

— Où étais-tu ? demanda Adou.

— Je suis là, maintenant, dit Niels-le-long. Les autres sont-ils partis ?

— A l’instant, dit Tolek. Ils disent qu’ils vont suivre le flanc de la montagne et marcher vers le nord. On dit que dans cette direction se trouve le clan de la Rivière.

— Je suis prêt, dit Niels.

Sans plus attendre, ils se mirent en marche.

Et, quelques minutes plus tard, ils avaient quitté la clairière. Jamais plus ils n’y reviendraient. Si les Dieux étaient avec eux, ils trouveraient au bout du Voyage un autre clan, une autre clairière et des maisons qui deviendraient leurs maisons. Et des femmes qui deviendraient leurs femmes.

Comme c’est la loi.

Cette même loi dictée par les Dieux et qui interdisait à un jeune homme de dix-huit printemps et à sa sœur de quinze printemps de s’aimer.